« Summertime » : genèse d’un standard

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« Summertime » : genèse d’un standard

 « Summertime an’ the livin’ is easy / Fish are jumpin’, an’ the cotton is high »… Si vous aimez le Jazz, vous n’avez pas pu passer à côté de ce standard atypique, entre texte léger, sur la douceur de l’été et tonalité mélancolique, entre spiritual et berceuse… Plongeons dans l’histoire de ce titre incontournable signé George Gerswhin, repris par les plus grands.

Une stature internationale tardive

10 octobre 1935, Alvin Theatre de New York : Broadway découvre Porgy and Bess, de George Gerswhin, qui adapte le roman Porgy d’Edwin DuBose Heyward. Best seller en 1925, pièce à succès en 1927, l’histoire s’articule autour d’un fait divers et traite de la condition des Noirs dans le Sud des États-Unis des années 1920. Summertime est la toute première chanson après l’introduction et met en scène le personnage de Clara berçant son bébé. C’est l’air le plus célèbre de Porgy and Bess, de part sa beauté, mais aussi parce qu’il est un leimotiv qui accompagne les moments-clés de l’œuvre. Au premier aspect, la mélodie est douce, lumineuse, porteuse d’une bonheur simple et paisible ; les paroles évoquent l’été et l’harmonie du foyer. Cependant, la tonalité mineure insuffle de la mélancolie.

de gauche à droite : George Gershwin, DuBose Heyward, Ira Gershwin

Bientôt métamorphosée au fil des actes et des contextes, elle n’illustre plus uniquement la vie naissante, mais bientôt la vie menacée et même la vie perdue. En effet, l’enfant bercé par ce chant serein deviendra orphelin et sera confronté à de multiples violences. Ces fluctuations nous disent que le bonheur n’était que l’une des interprétations ; la chanson Summertime ne dépeint ni le bonheur, ni le malheur, ni l’espoir, ni le désespoir, ni la lumière, ni l’ombre : elle exprime tout à la fois et illustre comment, du berceau à la tombe, toutes ces facettes sont inextricablement liées. Cette ambiguïté est emblématique de la partition de Porgy and Bess dans son ensemble, qui oscille entre joie et tristesse, beauté et misère, violence et tendresse.

Air d’opéra, berceuse, spiritual, chanson populaire américaine… Summertime est un objet musical tout aussi complexe que son œuvre-mère et les jazzmenn prendront leur temps pour s’en emparer. A la fin des années 1930, les reprises ne sont pas nombreuses. On compte Bing Crosby, Billie Holiday en 1936 et Sidney Bechet en 1939. Il faut attendre la reprise de Porgy and Bess, en 1942, pour que l’air ait le vent aux poupes. Dès le milieu des années 1940, la sphère Jazz s’en empare et les interprétations se multiplient. Sur la décennie 1950-1960, on dénombre plus de 400 versions Jazz ! Parmi les grands noms qui l’ont adapté, citons Artie Shaw, Duke Ellington, Miles Davis, Ella Fitzgerald, John Coltrane, Bill Evans, Art Blakey… De nos jours, Summertime s’est définitivement élevé au rang de standard.

Porgy and Bess, opéra noir ?

Porgy and Bess raconte l’histoire de Porgy, un mendiant infirme et son amour désespéré pour Bess. Elle se situe dans la communauté noire et misérable de Charleston, ville oú DuBose Heyward est né et a passé quasiment toute sa vie. Pour écrire, il s’est inspiré d’une figure réelle, un indigent antisocial et violent, parfois pris de démence, qui rôdait en ville à bord d’une boîte à roulettes tirée par une chèvre. L’homme, qui eut plusieurs fois affaire à la police, disparut après avoir été appréhendé pour une affaire de meurtre sur une femme.

Au milieu des années 1920, Gerswhin a déjà signé plusieurs comédies musicales, dont La, La, Lucille (1919), ou Blue Monday, un « opéra de jazz » aux accents afro-américains (1922). Cet argument est exactement ce qu’il recherche pour aller plus loin et réaliser son grand projet : un opéra contemporain américain. Comme d’autres compositeurs américains de cette génération, issus de l’immigration, Gershwin vient de la musique populaire, ses chansons sont jouées dans des revues. Il a le souci de peindre la vie des Etats Unis, de parler et de plaire à tous. Il explique : « Aucune autre histoire que ‘Porgy and Bess’ n’aurait pu correspondre à la forme sérieuse dont j’avais besoin. Tout d’abord, c’est une histoire américaine, et j’estime que la musique américaine doit prendre pour support des matériaux américains. » Outre l’intrigue, il trouve dans Porgy and Bess les dialectes et la façon de parler des Noirs du Sud, qui correspondent aux rythmes syncopés qu’il entend distiller dans son œuvre. Dans un entretien de 1933 au Herald Tribune, il déclare : « Je voudrais montrer que la musique noire est le prototype du jazz. Tout le jazz moderne est construit sur des rythmes et des tournures mélodiques qui viennent directement d’Afrique. » 

Après une première rencontre à Charleston avec DuBose Heyward en 1933, en juin 1934, Gershwin s’y rend et travaille de manière plus approfondie. Il s’établit sur une île à quelques miles de la ville. Il visite des plantations, des églises, écoute des spirituals, observe la vie quotidienne. Sur une île voisine, James Island’ vivent les « Gullahs », une communauté noire isolée qui a préservé en partie son héritage africain. Ces habitants et les prières chantées de l’église Holy Rollers de Hendersonville vont l’inspirer. Pour le casting, il tient à ce qu’il soit tenu par des chanteurs noirs uniquement ; il explique : “J’aimerais le voir représenté avec une distribution noire. Les artistes formés dans l’ancienne tradition ne pourraient pas chanter une telle musique, mais des chanteurs noirs le pourraient. Cela ferait sensation tout en étant une innovation.” Et les vingt-cinq rôles seront bien tenus par des artistes noirs.

Todd Duncan (Porgy) et Anne Brown (Bess) en 1935

Ce spectacle singulier est rodé à Boston où en septembre 1935 et est bien reçu, tant du point de vue de l’histoire que de la musique. A New York, l’accueil sera bien plus mitigé, surtout de la part des artistes et intellectuels noirs qui considèrent que cet opéra « ne leur appartient pas » et est caricatural. Al Jolson le décrit comme « un opéra sur les Noirs plutôt qu’un opéra de Noirs ». Duke Ellington déclarera : « la réalité quotidienne déboulonne le négroïsme noir de fumée de Gershwin. » Le spectacle tiendra 124 représentations à Broadway, une par jour, ce qui, dans le cercle des théâtres privés, ne traduit pas un franc succès. Dans un climat de dénigrement, pour le film de 1959, les acteurs Sidney Poitier et Dorothy Dandridge n’accepteront les rôles principaux qu’à contrecœur, sous la pression de leur producteur. Et dans les années 1960, dans le contexte du mouvement Civil Rights, mettra à nouveau Porgy and Bess au centre de controverses. Gershwin ne connaîtra pas ces réactions tumultueuses, puisqu’il mourra en 1937. Aujourd’hui, si l’on peut toujours s’interroger sur la valeur de cette histoire sur les Noirs du Sud reprise par un Blanc de New-York, les passions autour de l’œuvre semblent s’être apaisées et elle a désormais gagné une place de classique de la culture musicale américaine.

Ambivalent… et inclassable !

Une musique qui exprime tous les sentiments à la fois, une partition originale mais faite d’emprunts, qui s’inscrit dans la grande tradition classique mais prend ses racines dans la musique populaire, des personnages aux statuts narratifs difficilement hiérarchisables, une morale insaisissable, une œuvre mettant en scène des Noirs sous la plume d’auteurs Blancs… Qu’est-ce donc, à la fin, que Porgy and Bess ? Au moins, dans quel genre la classer ? Intégrant des leitmotive, adaptée d’un roman, porteuse d’une grande ampleur dramatique… l’œuvre trouve sa place dans le genre opéra. Pourtant, sa dimension melting pot, à l’image de l’Amérique, est au cœur du genre comédie musicale… Comment trancher, donc ? Comme l’animateur radio Laurent Valière dans son émission 42ème rue consacrée à Porgy and Bess, nous nous en référerons à la pensée du compositeur Stephen Sondheim : opéra ou comédie musicale, cela dépend du lieu oú l’œuvre est jouée…

Finissons en musique avec quelques versions Swing de “Summertime”…

Sources :

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