Les Gangsters, princes mécènes du Jazz ? – La thèse de Ronald L. Morris

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Les Gangsters, princes mécènes du Jazz ? – La thèse de Ronald L. Morris

Quand on pense aux gangsters, on convoque un univers fait d’hommes patibulaires, aux complets impeccables, souliers rutilants et borsalinos, d’alcool, de fumée, de speakeasies à l’ambiance électrique, de descentes de police, de chassés-croisés mitraillettes au poing, de guerre des gangs, d’affaires louches, de sang… Le tout sur fond de Jazz. Mais on n’imagine pas pour autant les liens qui unissent l’aventure du Jazz à celle des mobsters… Dans ce nouvel article, je vous présente la thèse de Ronald L. Morris, auteur de l’ouvrage Le Jazz et les gangsters (1980). Selon lui, depuis la fin du XIXème, ce sont les gangsters qui ont permis au Jazz s’imposer sur la scène musicale.

Un terreau historique commun

Dans son étude, Ronald L. Morris montre d’abord la coïncidence temporelle qui a tissé des liens entre musiciens de Jazz et gangsters. L’histoire débute dès la fin du XIXème, à la Nouvelle-Orléans. La ville attire alors des musiciens itinérants de toutes origines, séduits par des perspectives de tolérance et de réussite. Parmi les groupes ethniques, beaucoup de Noirs, de Créoles et de Siciliens. Ils font l’expérience de la haine raciale, de l’hostilité des Irlandais, du manque de travail et d’un contexte politique ne restreignant pas les activités douteuses. Les gangs siciliens se multiplient et impriment leur marque sur la vie nocturne locale. C’est ainsi qu’avant 1900, au travers de cette première rencontre entre musiciens Noirs et mobsters italiens, se joue un prélude au succès du Jazz.

Louis Armstrong & his Stompers, Chicago, 1927

L’étincelle décisive a lieu quelques décennies plus tard, dans le tissu urbain du Nord Est. Ronald L. Morris décrit comment la vie nocturne bascule dans les années 1920. Fin XIXème, animations et établissements de nuit sont en piteux état. Populaires ou « sérieux », les styles et numéros musicaux sont pauvres et teintés de puritanisme. La condition des artistes est faite de violence, de précarité, de non-reconnaissance, de vol et plagiat. Les lieux de distraction sont malfamés, insalubres, trop nombreux, ségrégations ethnique et sexuelle y règnent. Avec la décennie 1920 arrivent les gangsters fraîchement immigrés juifs et italiens. La Prohibition ferme les portes des restaurants et saloons, employeurs traditionnels des musiciens. Les cliques irlandaises qui les détenaient laissent le champ du spectacle libre à ces jeunes racketeers en devenir. Forte d’un vif intérêt pour le Jazz, de contacts avec des fournisseurs d’alcool illégal et capables d’embarquer des joueurs, clients prodigues, et autres publics intéressés par la musique, cette nouvelle génération de malfrats réinvente la nuit avec des clubs confortables, gais, ouverts à tous. Ils répondent ainsi aux nouveaux appétits hédonistes d’après-guerre. Sur leur chemin, les gangsters ont trouvé de jeunes musiciens pleins de talents, destinés, eux aussi, à devenir célèbres. Dans leurs établissements, exit les anciennes musiques : le Jazz règne.

Ambiance de speakeasy…

C’est ainsi que, selon Ronald L. Morris, dans les années 1920, s’opère la rencontre décisive pour l’histoire du Jazz, entre d’un côtés les musiciens Noirs, maîtres de la création et de l’exécution de la musique, et de l’autre, les gangsters italiens et juifs, nouveaux maîtres de la direction des clubs. Il décrit cette décennie comme la période la plus fructueuse et la plus plaisante pour les musiciens de Jazz. 1930 en sonnera le glas : la Grande Crise de 1929 et la guerre déclarée du politique réformiste contre la pègre pousseront les gangsters d’une part à laisser les clubs et la créativité végéter et à s’exiler massivement. Avec leur départ de la tête des clubs, les musiciens Noirs retrouveront la pauvreté et l’instabilité originelles. Ainsi s’achèvera l’âge du Jazz.

Stimulation artistique et appui économique  

Le Jazz et les gangsters dépeint les évolutions de taille que le soutien des mobsters a généré pour le Jazz. Leurs clubs furent les seuls à développer l’architecture, la sculpture et la décoration modernes.  Ils soutinrent la musique, les auteurs, les artistes en général. Ils influèrent également sur l’amélioration des rapports sociaux, à tous les échelons professionnels. Employés dans les établissements tenus par les gangsters, les jazzmen eurent ainsi accès au cadre matériel et au cadre créatif favorables à l’expansion de leur musique. S’ils respectaient les règles édictées par leurs sulfureux patrons, ils en tiraient des avantages, tant artistiques et musicaux. Selon, Ronald L. Morris les gangsters se montraient généreux, payant de bons salaires, réglant de dettes, aidant financièrement leurs musiciens à faire face aux aléas de la vie. Ils pouvaient aussi être des appuis lors des fréquentes arrestations policières, à la sortie des clubs. Sur le plan artistique, ils offraient aux jazzmen les parfaites conditions pour qu’ils s’épanouissent : liberté de répertoire, de voyager, de changer de musiciens, de prendre plusieurs engagements, des engagements longue durée

Le plus célèbre des gangsters… grand amateur de Jazz… – Al Capone

Bien sûr, être musiciens de Jazz dans les établissements tenus par des gangsters n’était pas sans facettes négatives. Les clubs, théâtres de conflits, kidnappings, braquages… demeuraient un environnement risqué. Et il y eut certes des conflits entre musiciens et gangsters, semble-t-il rares et portant principalement sur des motifs personnels (rivalité amoureuse, désaccord sur le salaire, insubordination, lien avec des concurrents…). Toutefois, malgré leur tempérament violent , peu de cas de brutalité gratuite de la part des gangsters furent enregistrés. Les côtés positifs auraient donc largement contrebalancé les aspects plus rugueux.

Le Jazz et les gangsters, une histoire américaine

L’étude de Ronald L. Morris est extrêmement documentée et méticuleuse. De pages en pages, on croise les grandes figures des deux mondes, Jazz et pègre, au travers d’anecdotes, photos et de nombreux verbatims. Outre l’intérêt même de sa thèse, inattendue, et outre l’agrément de toutes les illustrations et des témoignages rapportés, qui rendent le tout très vivant, je recommande cet ouvrage pour ses multiples dimensions. On l’a vu plus haut, Ronald L. Morris y détaille l’évolution de la condition des musiciens Noirs de la fin du XIXème siècle aux années 1930. Il y dresse également un portrait inhabituel des gangsters, plus subtil que celui bien connu de grossiers personnages agressifs et sans scrupules – sans pour autant les dédouaner de leurs méfaits… ! Par ailleurs, il offre un panorama de l’évolution des nuits américaines : on y parcourt les quartiers animés des grandes villes, New York et Chicago, mais aussi de Kansas City et de la Nouvelle-Orléans et des provinces moins urbanisées. Enfin, dans un dernier chapitre, Ronald L. Morris donne sa vision de l’avenir du Jazz ; un regard et des questions qu’il est intéressant de considérer avec notre recul.

Si la lecture vous tente, Le Jazz et les gangsters est édité aux éditions Le Passage ; et si vous préférez la VO, cherchez le sous le titre Wait Until Dark: Jazz and the Underworld, 1880-1940.

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